Pour qu’un autre monde soit possible, c’est pas compliqué, il faut s’armer de convictions fortes et d’au moins dix mots de vocabulaire, comme Manu Chao : « Moi, dit-il, j’cherche des solutions, je cherche pas à être anti-quelque chose. La circulation de l’information, ben ça c’est formidable, ça. [...] Que l’info elle passe, que tout ça ça passe, c’est super positif. Mais c’est un problème économique, qu’y a. C’est pas le reste qui est un problème » (chez Anne Sinclair, France 3, 13/11/02).
Ensuite, il faut s’enfiler sur la tête un bonnet péruvien et avoir sous la main un compte en banque de plusieurs dizaines de millions d’euros. Le bonnet, on peut à la rigueur s’en passer : le 9 août, pour requinquer les « altermondialistes » déshydratés du Larzac, Manu Chao avait laissé au vestiaire son célèbre couvre-chef à pompon dégriffé, symbole d’une simplicité que le « clandestino » affiche comme d’autres exhibent leur Ferrari.
Côté compte en banque, en revanche, aucune négligence n’est tolérée. Car ce musicien doué est aussi un formidable grippe-sous. Au point que sa radinerie est devenue un sujet d’ébahissement - et de rigolade - aussi planétaire que son succès. Les responsables d’associations militantes qui ont croisé le chemin du chanteur rebelle vous le diront tous, y compris dans cette Amérique latine qu’il porte dans son cœur et sur son crâne : jamais le multi-millionnaire ne leur a filé un centime.
Sa bonne parole ne vaut-elle pas tous les trésors ? Seuls les zapatistes, dont il se réclame en se tapant le poing sur le cœur, ont touché de ses mains quelques piécettes, prélevées sur la recette d’un petit concert donné au Mexique. Certes, les discours du sous-commandant Marcos agrémentent le premier album et chaque prestation du « troubadour », lui conférent une patine révolutionnaire qui n’est pas pour rien dans sa force de vente. Mais le porte-paroles des zapatistes n’a pas cotisé à la Sacem et ne peut donc faire valoir ses droits d’auteur.
Et puis, Manu Chao en fait déjà beaucoup pour les opprimés de la terre. Les manifestants anti-G8 de Gênes se souviennent encore avec émotion des sandwiches offerts à l’entrée du concert. C’est Chao qui régale, disait-on.
Bouleversé, Le Parisien confirma l’info et célébra la « générosité » du bonhomme (23/07/2001), qui se garda bien de démentir. En fait, la facture des casse-croûtes avait été réglée par l’organisateur italien. Quant au cinq-étoiles qui hébergeait « el desaparecido », c’est la mairie de Gênes qui a payé la note. Bien joué, Manu !
Oui, clame Chao, un autre monde est possible. Et dans ce monde-là comme dans celui-ci, il ne saurait y avoir de petits profits. Ni de vraie amitié. Récemment, Manu Chao a ainsi réclamé 80 000 euros à Noir Désir. Objet du contentieux : son jeu de guitare sur Le vent l’emportera.
On se souvient de l’anecdote : découvrant que Noir Désir enregistrait son nouvel album dans le même studio que lui, Manu Chao passe voir les copains, écoute leur dernier morceau, le trouve sympa et improvise un petit habillage. La trouvaille plaît au groupe qui, en accord avec son invité, décide de la garder au mixage. Tout ça, dans un rayonnant esprit de camaraderie.
Mais un an plus tard, l’ami Manu s’avise que la chanson cartonne (un million de singles vendus) et exige sa part du gâteau, menace de procès à la clé. Le partage des richesses, y a que ça de vrai. Surtout pour Manu, qui paie ses propres musiciens au minimum syndical. Comme il l’a dit à une Anne Sinclair énamourée : « Moi, j’ai la rage tous les jours, quoi, et j’aime pas avoir d’la rage dans moi ». C’est un fait que la rage (qu’il a dans lui) se supporte beaucoup mieux dans un coffre-fort.
La compassion de Manu
« Moment fort » des journées altermondialistes du Larzac, le concert de Manu Chao a connu, deux semaines plus tard, un épilogue en forme de faire-part de deuil.
Depuis le 25 août, un vieux titre de la Mano Negra, Out of Time Man, sert en effet de toile sonore à une pub pour la GMF, concoctée par l’agence Publicis Etoile. Pour tous ceux qui aimaient l’ancien groupe de Manu Chao et son intransigeance à l’égard des broyeuses commerciales, c’est un coup dur. Un peu comme si José Bové se faisait filmer en train de manger des Corn-Flakes génétiquement modifiés.
Selon Stratégies, l’hebdomadaire des professionnels de la pub (11/09), le « leader » Manu Chao aurait « mis de côté ses principes » pour « mettre un peu de beurre » dans les épinards de ses anciens amis de la Mano, aujourd’hui dans la dêche. Ça vous fend le cœur, une générosité pareille.
Comme son dernier album ne s’est vendu seulement qu’à 3,4 millions d’exemplaires dans le monde, Manu n’a sûrement pas les moyens de piocher quelques biftons dans son propre portefeuille (voir page 6). Et puis, tant qu’à aider les autres, autant s’aider soi-même : étant crédité comme l’auteur de la chanson-réclame, c’est surtout lui qui va beurrer ses épinards. « Pour un monde solidaire », qu’ils disaient...
Publié dans CQFD n°4, septembre 2003